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26 Août 1815, 2h du matin.

 

En ce temps là, les hommes se lèvent tôt pour effectuer leurs tâches. Le jour n'est donc pas encore levé lorsque Jean Raimond, domestique chez Monsieur Guillon, percepteur d'Aigre, part réveiller Jacques Olivier et François Paquerault. Si le premier est employé à plein temps par le percepteur, les deux autres hommes, respectivement journalier et cultivateur, trouvent là de quoi gagner un peu d'argent supplémentaire.

 

Tous les trois doivent se rendre en bordure de la rivière de Gouge, sur le chemin entre les Granges et la Motte, deux hameaux de Villejésus, situé à un quart de lieue (1km environ) d'Aigre. Là, ils devront ramasser de la terre – piarder un terrier - sur une parcelle que leur employeur leur a fait défricher, puis la transporter en charrette dans quelques uns de ses prés.

 

Jean Raimond est en charge de l'organisation de l'ouvrage. C'est lui qui s'occupe d'assembler deux tombereaux et de les atteler à des bœufs, puis d'aller réveiller ses camarades qui vivent non loin de la demeure du sieur Guillon. Paquerault, réside derrière la maison de Gautier, maire de l'époque, dans l'actuelle grande rue. Olivier, pour sa part, demeure « près de l'abreuvoir près les tanneries », soit dans le secteur de l'actuelle rue de l'abreuvoir. Les jeunes hommes, qui ont entre 19 et 21 ans, prennent place dans la charrette puis s'élancent vers Villejésus.

 

À quelques mètres de là, sur le trajet, se trouve la gendarmerie. Pour les personnes connaissant Aigre, et afin de vous situer son emplacement, disons qu'elle se trouvait à l'actuelle intersection entre la rue des sept portes – qui n'existait pas encore - de la grande rue (rue des halles à cette époque) et la rue des ponts (rue de la gendarmerie à cette époque)

Cadastre Napoléonien Aigre (Arch. Dép. 16)

Cadastre Napoléonien Aigre (Arch. Dép. 16)

Malgré l'heure tardive, ou extrêmement matinale, le brigadier René Lebeau, ne dort pas. Des bruits lui parviennent de la rue, en direction des halles. D'abord indistincts, des éclats de voix deviennent plus nets. Il lui semble entendre le mot « Empereur ». Son sang ne fait qu'un tour. Il quitte aussitôt le confort de son lit pour se précipiter vers la croisée donnant sur la cour de la caserne.

 

Pourquoi ce simple mot fait-il bondir notre brigadier ? Pour cela, il faut se replacer dans le contexte de l'époque. En ce 26 août 1815, l'épisode des Cent Jours vient de s'achever par la défaite de Waterloo (18 juin) et la seconde abdication de Napoléon (22 juin). Le sujet de l'Empereur est donc extrêmement sensible pour le pouvoir royal. D'ailleurs, en ce même mois d'août, Louis XVIII et son gouvernement ordonnent des purges anti-bonapartistes qui ont lieu un peu partout en France, allant parfois jusqu'à la mort. De quoi titiller la vigilance de notre brigadier.

 

Celui-ci tend l'oreille et les cris deviennent plus clairs. Des « Vive l'empereur ! Vive Napoléon ! Aux armes ! » fusent dans la nuit. Lebeau appelle aussitôt l'un de ses hommes et lui demande s'il entend la même chose que lui. Le gendarme Autout confirme les soupçons de son chef qui lui ordonne de s'habiller et de réveiller ses deux autres collègues, Petit et Tète.

Pendant qu'il enfile son uniforme, le brigadier Lebeau entend très distinctement les mêmes appels que précédemment ainsi que le son d'un tombereau avançant sur la route, puis s'éloigner.

 

Lorsque les quatre gendarmes sortent enfin de la caserne, les cris se sont éloignés. Et par cette nuit, le seul moyen de poursuivre les auteurs de ce vacarme est de les suivre à l'oreille. Cela finit par les conduire au village des Granges. Mais les appels aux armes et à la gloire de Napoléon ont cessé, laissant les gendarmes sur un échec.

Toutefois dans la matinée, des témoignages finissent par leur donner une information cruciale : des hommes sur une charrette ont pris la direction de la Motte.

 

Sans attendre, les gendarmes se rendent sur ce chemin et tombent sur nos trois jeunes hommes sur la parcelle où ils travaillent. Lebeau leur demande de donner leurs noms, ce qu'ils font, puis leur demande sans attendre davantage si ce sont eux qui ont poussé ces cris en faveur de l'Empire. Les hommes répondent que non, et expliquent aux gendarmes que ce sont des hommes qu'ils ont pris avec eux dans la charrette. Mais ils ignorent leurs noms et où ils sont allés.

Lebeau et ses hommes partent alors à la recherche de ces individus. En vain. Et puis, en croisant Jacques Soupé, un homme de leur connaissance, les gendarmes apprennent que les auteurs des cris séditieux ne sont autre que trois jeunes hommes qu'ils viennent d'interroger. Ceux ci sont alors arrêtés et conduits à la caserne.

 

Pourtant les trois accusés continuent de nier les faits qui leurs sont reprochés.

 

Le 28 août ils sont conduits à la prison de Ruffec, et l'affaire passe entre les mains de François Coudert, le juge d'instruction de cette ville. Le jour même, ils subissent un interrogatoire. Si ils continuent de nier les faits, leur version évolue. À présent tous les trois ne parlent plus d'hommes avec eux dans le tombereau, mais d'inconnus qui les précédaient sur la route, et dont ils ne savent rien.

 

Reconduits dans leurs cellules ils ne peuvent plus qu'attendre la suite des événements.

 

À Aigre, l'émotion est grande. On s'organise. Les jeunes gens jouissent d'une bonne réputation dans le bourg et on tient à le faire savoir. Le jour même de leur transfert, une missive en faveur de leur bonne moralité est adressée aux juges. En voici le contenu :

 

« Nous habitans de la commune d'aigre certifions que les nommés Jean Raimon François Paquereau dit Moreau et Jacques Olivier cultivateurs et citoyens de cette commune sont généralement connus pour être de mœurs fort tranquilles et fort douces ; que leur conduite a toujours été irréprochable et que leur respect et leur soumission aux lois et aux autorités leur ont constamment mérité l'estime de tous les honnêtes gens de cette commune. En foi de quoi nous avons délivré le présent certificat dont nous attestons l'exactitude et la véracité. »

 

Tous ceux qui savaient signer semble avoir posé leur signature au certificat en question, y compris les notables comme Guillon, le percepteur et employeur des trois accusés, Gautier aîné, le négociant, Salmon, membre du conseil communal, les deux instituteurs, le receveur des domaines, des commerçants, des artisans et j'en passe.

 

Mais dans ce cas, que penser de ces appels à la révolte ? Plaisanterie de jeunes hommes ? Provocations ? Véritables actes politiques ? En tout cas leur situation ne va guère s'arranger.

 

Par la suite, d'autres témoignages accablants pour Jean Raimond, Jacques Olivier et François Paquerault parviennent aux gendarmes, dont celui de monsieur Depons, maire de Saint Fraigne, portant sur des faits ayant eu lieu l'avant-veille. Le jeune édile – il n'a que 32 ans – témoigne des faits suivants : le 24 août, passant par le chemin qui borde le chantier en compagnie de Monsieur Pierre Vincent, ils entendent des « Vive l'Empereur » répétés. Il décide de sermonner les deux hommes présents sur le terrain en leur expliquant qu'ils ont tort de se comporter de la sorte. Cette réprimande est accueillie par un « Arrêtez là, les brigands, les émigrés, les scélérats » suivi d'injures. Poursuivant leur chemin, Messieurs Depons et Vincent croisent un jeune homme qui ramène un tombereau en direction du terrain. Ils l'arrêtent et lui demande pour qui il travaille et pour qui travaillent les deux autres ouvriers. L'ouvrier leur avoue travailler pour Monsieur Guillon. Mais les hommes sur le terrain se mettent à menacer leur camarade : « Ne nous nomme pas, sinon nous t'écraserons, nous te tuerons ! »

Dans la suite de sa déposition, le maire de Saint Fraigne précise que le jeune homme sur le tombereau était Jean Raimond, et qu'il ignore si ce dernier a crié Vive l'Empereur ! Il reconnaît même que le garçon s'est montré fort honnête.

 

 

Le 10 septembre 1815, le procureur de Ruffec considère que malgré les dénégations de Raimond, Paquerault et Olivier, les témoignages apportés prouvent qu'ils sont les auteurs des « cris séditieux ». Toutefois, il ne leur est pas reconnu une volonté réelle d'inciter « les citoyens à s'armer contre l'autorité royale », mais simplement une volonté de troubler le repos de ceux qui pouvaient les entendre et de causer de l’inquiétude aux habitants. Cela aurait pour effet de les envoyer simplement devant le tribunal de police d'Aigre, et de remettre les trois jeunes hommes en liberté.

Cependant, la Chambre du Conseil du tribunal d'arrondissement de Ruffec ne partage pas cette clémence. Pour elle, il n'y a certes pas de volonté d'appeler les aigrinois à la révolte, mais le fait de pousser ces « Vive l'Empereur, Aux Armes » sous les fenêtres de la gendarmerie avait pour intention de narguer et inquiéter les militaires, et qu'une telle attitude est « un manquement envers la majesté royale et une rébellion envers l'autorité publique ». Ces faits sont donc passibles de renvois devant le tribunal correctionnel. Jean Raimond obtient d'être libéré provisoirement, alors que les deux autres accusés restent emprisonnés à la maison d'arrêt de Ruffec.

 

Ironie du sort, le jugement se déroule dans cette même ville, le 27 septembre 1815 à 10 heures du matin, au Prétoire Impérial. La convocation est rédigée sur un formulaire à en-tête impériale.

 

Vive l'Empereur ! Vive Napoléon ! Aux Armes !

 

Durant l'audience, chacun persiste dans sa version des faits. Témoins comme accusés. Évidemment, Maître Chaigneau, l'avocat des accusés, plaide la remise en liberté et l'abandon des charges alors que le substitut du procureur du Roi demande la peine maximum pour ce genre de faits et la défense aux accusés de reproduire de telles manifestations.

 

Les trois hommes sont reconnus coupables des faits qui leurs sont reprochés. Il leur est fait défense de récidiver. Jacques Olivier, reconnu par Depons, le maire de Saint Fraigne, comme le plus véhément durant leur altercation, se voit condamné à un mois de prison, tandis que Jean Raimond et François Paquerault sont condamnés à 15 jours d'emprisonnement, qu'ils effectueront en décembre 1815, à la prison de Cognac. De plus, ils devront régler les 92 francs et 49 centimes de frais de justice – ce qui représente une belle somme pour l'époque.

 

 

Entre 1815 et 1817, la Charente ne compte pas moins de neuf procès pour des propos défavorables au régime ou à Louis XVIII, deux autres se tiendront également en 1820. Et les condamnations furent bien plus lourdes dans certains cas. À l'image d'un nommé Jean Paul Noyon, condamné par contumace à dix ans de bannissement et à la confiscation de tous ses biens pour avoir dit en substance que le roi n'était pas un honnête homme de vouloir gouverner par la force et que si lui, Noyon, en avait la possibilité, il en débarrasserait la France. Des propos tenus lors d'une partie de cartes dans un café de Montbron un après midi de juillet 1815.

 

Toutefois avant de juger la sévérité de la Justice sous la Restauration, n'oublions pas que sous les heures les plus noires de la Révolution, des paroles favorables à la Monarchie vous conduisaient au mieux en prison, au pire à la guillotine, et que sous l'Empire, aspirer à une autre forme de régime était aussi risqué.

 

 

 

 

 

 

Sources :

Archives départementales de la Charente (cote : 2UPROV947)

Tag(s) : #Aigre, #Restauration, #Justice, #Charente, #Empereur, #Louis XVIII, #Crime Politique, #fait divers
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